De la fin des sixties jusqu'au milieu des seventies, le cinéma
reçoit une grande bouffée d'oxygène. On
ne respecte plus rien ni personne : même les héros
de fiction en prennent pour leur grade. En 1967, John Huston,
Val Guest, Joe MacGrath, Robert Parrish et Ken Hugues s'attaquent
au mythe de James Bond et réalisent le génial Casino
Royale. En 1974, Picha adapte Tarzan en dessin animé
et le roi de la jungle devient Tarzoon, la honte de la jungle.
Quatre ans auparavant, Billy Wilder s'en était pris, lui,
au plus célèbre des détectives : Sherlock
Holmes.
La vie privée de Sherlock Holmes est tout d'abord
un portrait irrévérencieux de l'époque victorienne.
Billy Wilder y présente ses personnages tels qu'ils étaient
peut-être vraiment, ou bien tels qu'ils auraient pu être
s'ils avaient réellement existé, c'est à
dire imparfaits. Et tant pis si les livres d'histoire ou la légende
en prennent un coup. On y voit le grand Sherlock Holmes se faire
mener par le bout du nez, du début à la fin du
film, par une belle espionne aux ordres du Kaiser. Lorsque, grâce
à son frère Mycroft, l'espionne est enfin démasquée,
il ment pour sauvegarder les apparences en faisant croire qu'il
avait tout deviné depuis le début. On y voit aussi
un Dr Watson noctambule et gaffeur qui, au lieu de mener la vie
rangée d'ancien officier que Conan Doyle a décrit
dans ses romans, préfère faire la fête avec
des danseuses. On y découvre également une reine
Victoria qui ne voit pas arriver le vingtième siècle
et sa technologie, qui ne croit pas que des engins volants puissent
un jour bombarder Londres. Elle ordonne même la destruction
du prototype de submersible qui aurait assuré à
son pays la suprématie en cas de guerre.
La vie privée de Sherlock Holmes est aussi une
histoire policière dont l'intrigue est si inextricable
que Conan Doyle n'aurait jamais osé l'imaginer ni encore
moins la publier. Quel lien peut-il bien exister entre des nains
qui disparaissent, le monstre du Loch Ness, des canaris morts,
des moines trappistes, une belle inconnue qui se fait agresser
dans la rue puis jeter dans la Tamise et un cadavre dont l'alliance
a verdi ?
Et puis il y a cette histoire de ballets russes qui a beaucoup
contribué à la réputation sulfureuse du
film. Je crois même que, dans certains pays, cette partie
a été coupée lors de sa diffusion à
la télévision. Sherlock Holmes est contacté
par la Grande Petrova. La célèbre danseuse étoile
souhaite bientôt prendre sa retraite pour pouvoir élever
son enfant. Mais elle n'a pas encore d'enfant et c'est là
que Holmes intervient, car elle voudrait avoir un enfant de lui
en échange d'un Stradivarius. Holmes essaie par tous les
moyens de se sortir de cette "embuscade" dans laquelle
il est tombé, mais elle ne veut rien entendre. A bout
d'arguments, il lui explique alors que son cur n'est pas
libre, qu'à force d'habiter avec le Dr Watson... La nouvelle
se répand comme une traînée de poudre et
Watson, qui faisait la fête avec de jolies ballerines,
se retrouve soudain entouré de danseurs qui le regardent
avec un intérêt évident. Il ne trouvera son
salut que dans la fuite et rentrera à Baker Street en
courant, écumant de rage à la pensée du
sale tour que Holmes lui a joué. Une fois rentré,
Watson se jette sur Holmes qui, noyé dans un nuage de
fumée, est en train d'étudier des cendres de cigare.
Mais le fauteuil du détective est vide et l'émission
de fumée est commandée à distance. En fait,
Holmes s'est caché en attendant que le docteur se calme.
En plus d'être un menteur, le grand détective serait-il
aussi un poltron ?
Mais je crois surtout que ce sont les images du film qu'on
n'oublie pas. En réalisant la vie privée de
Sherlock Holmes, Billy Wilder nous a offert une fresque baroque
et parfois inquiétante sur l'époque victorienne.
La garde-robe de la belle Gabrielle fait d'elle une princesse
des mille et une nuits du 19ème siècle, le submersible
semble sortir tout droit d'un roman de Jules Verne, certains
décors (le cimetière, le Loch Ness et ses eaux
si sombres, les rues de Londres et leur smog) font penser aux
meilleurs films de la Hammer. Quant au thème musical,
le concerto pour violon et orchestre composé et
interprété par Miklós Rózsa, il est
tout simplement splendide.
En conclusion, la vie privée de Sherlock Holmes
est un film qui, s'il égratigne la légende du plus
grand des détectives, a aussi le mérite de lui
donner un peu d'humanité. Après l'avoir vu plusieurs
fois, on continue de l'apprécier pour la beauté
de ses images et de sa musique.