Si je devais raconter ce que j'ai retenu du début des
années soixante-dix à quelqu'un, disons de la période
qui s'étend jusqu'au premier choc pétrolier, je
crois que, au lieu de me lancer dans de longues explications
fastidieuses, je lui montrerais plutôt quelques films :
Tout le monde il est
beau tout le monde il est gentil de Jean Yanne, L'aventure
c'est l'aventure de Claude Lelouch et pour finir en beauté
Les bidasses en folie de Claude Zidi. Car ce n'est probablement
pas un hasard si ce film a fait plus de 7 millions d'entrées
en salles : toute une génération de Français
s'y est reconnue.
La première partie du film est une comédie bon
enfant qui dépeint la vie des jeunes Français en
1971, une vie insouciante et heureuse. Le plus étonnant,
c'est que mes souvenirs du début des seventies viennent
confirmer cette vision idyllique des choses. Aussi bizarre que
ça puisse paraître, je ne me souviens que de scènes
aussi ensoleillées et burlesques que celles du début
du film. C'est comme si ces années n'avaient été
qu'une longue partie de rigolade ou bien... un film des Charlots.
Mais la France des années soixante-dix ressemblait-elle
vraiment à celle des Bidasses ? Etait-elle un pays de
cocagne, peuplé de garçons en jeans pattes d'eph'
grattant des guitares, de jolies filles souriantes en gilets
à franges, et dont les parkings étaient remplis
de voitures bariolées avec des yeux à la place
des phares ? Pas seulement, bien sûr, mais quand-même...
Ceux qui ont eu l'occasion de mettre les pieds dans un lycée
ou une faculté à cette époque savent que
ce n'est pas entièrement faux. La chanson du film aux
paroles si candides, aujourd'hui on pourrait même dire
si niaises, aurait pu être reprise en chur, et à
juste titre, par des millions de gens directement concernés :
Joli, le monde est joli
La vie nous sourit
La vie souriait aux Français, les Français souriaient
à la vie et mes yeux n'étaient pas assez grands
pour observer tout ce qui se passait autour de moi.
Ca tombe bien, car cette première partie du film regorge
justement de petites scènes de vie courante dans lesquelles
on retrouve tout un art de vivre aujourd'hui révolu. C'est
ainsi que, lorsque Gérard invite Crème à
déjeuner, il arrive devant son magasin de musique au moment
où elle revient de courses en grignotant le croûton
d'une baguette de pain. Et oui, à l'époque on faisait
ses courses dans des petites supérettes et on rentrait
chez soi en prenant son temps et en portant un filet à
provisions d'où dépassaient des légumes.
Scène banale, n'est-ce pas ? Alors, imaginez maintenant
la même scène, dans un remake du film dont l'action
se déroulerait aujourd'hui. Crème arriverait en
courant car elle serait en retard, avec des surgelés dans
un sac isotherme et du pain emballé sous plastique. Ils
iraient déjeuner sur le pouce dans un fast-food et la
scène serait, tout comme leur repas, totalement insipide.
Ca fait tout drôle : avec le recul, même une
comédie incite parfois à réfléchir...
Si Les bidasses en folie ont eu un tel succès,
c'est en grande partie grâce aux personnages principaux
qui ont si bien su crever l'écran et mettre le public
dans leur poche. Non seulement ces lascars s'habillaient et parlaient
comme des millions de jeunes gens de leur âge, mais en
plus ils se permettaient de faire ce que ces millions de jeunes
auraient bien aimé pouvoir faire, comme par exemple partir
de chez eux sans rien demander à personne ou bien rétorquer
à quelqu'un qui leur aurait demandé « Vous
travaillez pas ? » ces quelques vérités
profondes :
- On a tout envisagé, mais pas ça...
- On a une petite santé, vous savez.
- Regardez, on est tout maigres.
Quant à la jolie Crème, elle était tout
simplement l'archétype de la jeune femme de son temps.
Autonome sur le plan financier, célibataire, débrouillarde,
gentiment anticonformiste (avec sa vieille bagnole) et surtout
très libre, elle a du faire soupirer bien des spectateurs
et donner envie de changer de vie à bien des spectatrices.
Car, pour autant que je me souvienne, au début des seventies
des Crèmes il y en avait pas mal, à commencer par
les pionnes et certaines jeunes profs de mon bahut. Elles étaient
jolies, un peu trop maquillées, rigolaient du matin au
soir (Quelle autorité !) et mettaient toujours un
petit grain de folie dans leur façon de s'habiller ou
dans les bagnoles pas racontables qu'elles conduisaient. En fait,
aujourd'hui j'ai l'impression que les femmes n'ont jamais été
autant libérées qu'en 1971-73.
N'oublions pas non plus, pour les fans de musique, que Les
bidasses en folie est un des rares films des années
70 à montrer du rock Français. On y voit Martin
Circus interpréter Je m'éclate au Sénégal
ainsi que Triangle qui, si cette séquence n'existait pas,
ne serait peut-être plus qu'un simple nom dans les encyclopédies
du rock. Pour ma part, j'aurais préféré
que les Charlots ne transforment pas cette scène en pantalonnade
et qu'ils gagnent le concours honnêtement, en jouant sérieusement
un de leurs morceaux. Mais ils avaient déjà fait
leur choix : ils étaient comiques et non plus musiciens.
Alors qu'ils viennent juste de gagner le concours de rock,
des gendarmes leur remettent leurs convocations pour le service
militaire. Ils doivent être à la caserne le soir
même, ce qui nous amène à la seconde partie
du film. Elle est consacrée à une autre forme d'humour :
cet antimilitarisme rigolard qui était, pour nous autres
adolescents, une si grande source de joie. C'est qu'en 1971 les
Français avaient leur dose de soldats et de guerres !
Pensez-donc : tous les jours, à l'heure du déjeuner
(et oui : à l'époque on avait même le
temps de déjeuner chez soi), juste avant les cours de
la bourse (c'est à dire au moment où je ramassais
mon cartable pour retourner au bahut), le journal télévisé
diffusait des images du Vietnam. On y voyait des Marines, à
bord d'hélicoptères de combat, mitrailler des rizières
ou bien la jungle. Un commentateur enthousiaste expliquait que
leurs mitrailleuses, fleurons de la technologie moderne, pouvaient
tirer plusieurs milliers de coups à la minute. Sur le
petit écran, les douilles éjectées étaient
si nombreuses qu'elles dessinaient dans l'air comme un ruban
de métal. Images choc : rien de tel pour vous couper
l'appétit... Mais surtout, rappelez-vous également
qu'à l'époque le service militaire était
encore obligatoire en France et beaucoup de jeunes préféraient
en rire pour éviter de trop y penser. C'est pourquoi la
vue d'un soldat maladroit au visage noirci par l'explosion d'une
grenade, d'une troupe qui partait à gauche lorsqu'un sergent
gueulait « A droite, droite ! »
ou bien de caricatures de gradés (Jacques Dufilho et Jacques
Seiler, tous deux excellents dans leurs rôles) suffisait
à remplir les salles obscures.
En conclusion, Les bidasses en folie est un film qui
prend de l'importance avec les années qui passent. C'est
pourquoi je suis vraiment ravi de l'avoir retrouvé en
DVD. Un film, y compris une simple comédie, peut devenir
un témoin de son temps. Comment s'habillait-on, quelles
voitures conduisait-on, quelle musique écoutait-on, que
pensait-on dans les seventies ? Les réponses se trouvent
dans Les bidasses en folie. Si vous avez connu cette époque,
si vous êtes un de ces éternels adolescents qui
s'arrêtent, quelque soit leur âge, devant les magasins
de musique pour admirer les guitares exposées en vitrine
(ou les jolies Crèmes assises derrière le comptoir...),
qui ont une lampe Lava chez eux et dont 80% de la discothèque
est antérieure à 1976, il vous apportera certainement
une grande bouffée de nostalgie. Si vous n'avez pas connu
cette époque, j'espère qu'il vous apportera une
grande bouffée de regrets.